Des organismes présents, des organismes absents

Publié le vendredi 31 octobre 2025

Je ne devais pas vraiment prendre de vacances, pour une série de raisons dont l’importance successives de chacune vient effacer la précédente: je ne suis pas d’une nature vacancière; les vacances avec de jeunes enfants, même un seul, n’en sont pas vraiment ou disons offrent assez peu de repos; la mort de ma belle-mère a mis un terme à nos projets initiaux.

Ce vendredi s’achève deux semaines curieuses et éprouvantes, où je n’ai guère eu de temps pour faire mon propre deuil. Comment pourrais-je le réclamer, à vrai dire ? Ce n’était pas ma mère, et je ne peux faire rien d’autre que venir comme une force auxiliaire à l’aide de ma belle-famille endeuillée. Mais cette aide est conditionnée, comme toujours, aux contraintes de la parentalité; ce sont les vacances, il faut prendre soin de l’Être-au-monde pendant ce temps. Aussi n’ai-je pas fait grand chose sinon m’occuper de l’Être, lui expliquer pourquoi il ne pouvait pas voir sa mère autant qu’il ne le voulait, et tenter de lui faire comprendre ce qui s’était passé. Le tout en tentant, tant bien que mal, d’être présent pour mon épouse et pour sa famille.

Et pourtant je suis bien triste; non seulement parce que la Frange est désespérée, non seulement parce que l’Être-au-monde est perturbé, mais aussi parce que j’aimais ma belle-mère, que je connais depuis que j’ai quinze ans, et qui était une personne remarquable, qui fût toujours d’une grande bonté avec moi comme avec tant d’autres.

“Neige” de la peintre Uemura Shoen 上村 松園, spécialiste quelque peu démodée au premier XXe siècle des bijin-ga

La Frange me faisait observer il y a quelques jours que certaines personnes trouvent que les enfants sont une source de joie et de réconforts en pareil cas; ce n’était pas du tout son expérience. De fait, les questions incessantes, souvent formulées d’une manière quelque peu brutale; le besoin constant d’avoir de l’attention; tout ceci me paraît bien incompatible avec la douleur du deuil. Il me semble aussi qu’il y a une certaine obscénité dans les spectacles surimposés de la mort d’un parent et de la vie séculière de la parentalité où on s’occupe d’enfants qui sont, par leur énergie, leur nature insatiable, leur incapacité à être statique, l’exemple même - parfois peut-être la caricature - de la vie. Ou pour le dire autrement: il est difficile d’accepter, de se préparer, de s’acclimater à une soudaine absence, alors qu’on a devant soi un enfant dont la qualité première est la présence.

L’incapacité, au demeurant fascinante, de l’Être-au-monde à comprendre exactement la notion de trépas, en est une illustration supplémentaire. Les enfants comprennent beaucoup de choses, mais l’idée de non-existence est clairement quelque chose qui prend du temps à arriver, et qu’ils semblent intégrer - peut-être parce que c’est ainsi que nous les y initions, et il en va peut-être autrement à des époques et dans des lieux différents - surtout sous la distinction entre « ce qui est vrai » et « ce qui est imaginaire »; puis ce qui est là, ce qui n’est pas là. Quant à ce qui n’est plus là, à plus jamais, il faut une longueur d’expérience qui n’entre pas dans la nature même de la petite enfance. Mais nous même, si adultes soyons nous, si plein d’expériences que nous sommes, pouvons nous vraiment prétendre que nous comprenons ?

We habitually observe by the method of difference. Sometimes we see an elephant, and sometimes we do not.

(Whitehead, Process and Reality) Et je me permets d’ajouter: Sometimes, we we won’t see them anymore, ever. And that is quite sad.