Violences

Publié le jeudi 15 octobre 2025

Quand j’étais petit, je me battais. Je n’avais aucun talent en la matière. Mais, sans doute, j’étais violent. Curieusement, il y avait beaucoup d’interdits, beaucoup de violences qui me paraissaient inconcevables; mais il semblait admis, dans l’ordre des choses, qu’on pouvait en venir aux mains avec un camarade de classe (mais jamais une camarade, sauf à être soi-même une fille). Puis la violence a semble-t-il disparu de ma vie; elle est devenue un sujet abstrait de réflexions, parfois sans doute un fantasme dans la vie quotidienne. Plus exactement, elle est devenue une forme d’expression verbale plutôt que physique. Je suis aussi étonné par cette pacification que par la créature si prompte à l’affrontement physique que j’étais. Sans doute ma violence naturelle n’a pas tant disparue qu’elle s’est canalisée.

Mais il faut bien dire que dans la plupart des violences dont j’ai pu me rendre coupable, j’étais la plupart du temps, quant aux formes physiques, le moins fort, le plus petit; quant aux formes verbales, le subordonné, ou à la rigueur l’égal. Au fond, la violence me paraissait, et jusqu’à un certain point, me paraît encore acceptable quand elle vient du plus faible. Je parle ici de ma sensibilité, pas d’une opinion construite; mon opinion construite, mais j’y reviendrai, est qu’il n’y a pas de violence légitime, d’où qu’elle vienne.

Évidemment, les choses ont beaucoup changé depuis que je suis parent. Une curiosité de l’état parental, c’est qu’il contraint, même a minima, à l’emploi de la force physique (non pour battre les enfants, mais par exemple pour les retenir quand ils vont faire quelque chose de dangereux). On s’imagine, ou on souhaite, que cet emploi de la force soit sans violence; mais on ne mesure pas sa force par rapport à un enfant, et cette mesure ne cesse de changer puisque le poids, la taille, la résistance des enfants ne cesse de changer non plus. Ainsi m’est-il arrivé, à ma grande honte a posteriori, de faire mal à l’Être-au-monde, sans le vouloir - ou en me disant que l’usage de la force n’est pas la même chose que la violence, ce qui est peut-être casuiste. Nous n’employons pas les « châtiments corporels » avec l’Être-au-monde, mais je ne crois pas qu’on puisse réellement élever les enfants sans violence aucune.

La parentalité introduit aussi de la violence dans l’autre sens. Je ne crois pas faire découvrir grand chose en affirmant que les enfants sont violents. Pas nécessairement par malveillance, le plus souvent par manque de maîtrise de leur propre force ou de leurs propres mouvements. Parfois -  et même souvent - par frustration. C’est une expérience curieuse et, pour moi, des plus nouvelles, puisque précisément, cette fois c’est clairement « le plus faible » qui me tape dessus. Et on ne peut pas « rendre la monnaie de la pièce » en la matière (enfin, on peut physiquement, et je sais bien qu’il y a des parents qui le font une ou deux fois en croyant que ça a un effet pédagogique, mais je ne crois pas que ça soit une bonne idée). Les choses changent par ailleurs entre deux et quatre ans, et au moment où les enfants commencent à imiter beaucoup plus. Parfois, lorsque l’Être-au-monde me tire par la main, je m’aperçois que j’ai montré le mauvais exemple toutes les fois où je l’ai tiré pour l’amener dans la direction où il fallait aller. Toutes les violences dont sont capables les enfants ne viennent bien sûr pas des parents; mais précisément, il y a déjà suffisamment de sources extérieures pour veiller à n’en pas ajouter soi-même.

“Tigre et Éclair” par Kobayashi Kiyochika (小林 清親), l’un des derniers représentants du mouvement ukiyo-e, qui renonça aux estampes gravées pour se consacrer à la peinture. Image rendue publique par le LACMA.

Ainsi, la violence, qui était devenue une abstraction - importante, certes ! - pour moi est revenue, au moment même où elle semblait reprendre le devant de la scène dans bien d’autres domaines.

À un moment que je ne saurais exactement situer, il m’est apparu que le plus souhaitable, en politique, c’était le plus bas degré de violence possible. Je suppose que c’est à ce moment que j’ai rejoint ce que faute de mieux j’appellerai le “consensus libéral”, zone large et incohérente qui va de la gauche réformiste jusqu’à Hayek.

Malgré de grands désaccords de fond sur la politique économique à mener, les deux bords du consensus se retrouvent sur l’idée qu’une politique trop redistributive ou trop planifiée (ou bien: dont les niveaux de redistributions ou de planifications augmentent de manière trop soudaines) ne peuvent être obtenue qu’au prix d’une augmentation critique du pouvoir de l’exécutif. Et, intuitivement, il semble qu’il existe une incompatibilité entre une société ouverte, libre et démocratique, et un exécutif trop fort et surtout trop violent.

Mais ce consensus est-il encore tenable ? J’en doute de plus en plus. La violence de la répression policière des manifestations - indépendamment de ce qu’on pense des manifestants et des méthodes de certains groupes parmi eux - a franchi un seuil à partir du quel il me semble hypocrite de continuer à penser qu’elle est compatible avec ma position libérale. La majorité des libéraux français que je connais sont du reste d’accord pour admettre qu’il y a un problème avec la doctrine du maintien de l’ordre en France; mais, pour la plupart, nous nous en accommodons, comme d’un parent problématique qu’on doit tout de même inviter aux réunions de familles. Il y a toujours d’autres priorités, d’autres problèmes que celui-là. Il me semble pourtant que nous avons atteint le point où on ne peut maintenir cet état des choses sans faire voler en éclat le consensus libéral, à supposer qu’il ne soit pas déjà brisé. On peut sans doute, en bon libéral, dire que les politiques proposées par les deux bords extrêmes de l’échiquier politique seraient catastrophiques; mais il devient de plus en plus difficile d’affirmer à coup sûr qu’elles seraient plus violentes.